Et elle s’appellerait, Charlie

Choisir un prénom pour un enfant, voilà une grande chose. Une responsabilité pour l’enfant, un désir de le voir porter un prénom que l’on aime, un compromis à trouver entre les deux parents. Quand j’ai su que j’attendais une fille, j’ai tout de suite proposé le prénom Adèle, que j’adore, à mon amoureux. Lui n’était pas emballé. Il voulait Jeanne, moi non. Je lui ai proposé Maé, je lui ai proposé Souad, je lui ai proposé Maxime, je lui ai proposé Romane, non, rien ne lui plaisait. Chaque jour ou presque je lui ai proposé un prénom différent, jusqu’à ce qu’il accroche sur le prénom Charlie.

Le prénom Charlie, pour une fille, je connaissais. Ce n’était pas vraiment commun, mais j’aimais beaucoup ce côté un peu décalé, rock n’roll. J’aimais que ma fille ait un prénom de garçon. Nous sommes très vite tombés d’accord, ce serait Charlie.

Ma Poupette était prévue, selon la date de la sécu, pour le 7 janvier 2015. Quand on y repense… Elle est finalement née une semaine avant, le 31 décembre. Elle était le plus mignon des bébés qui soit. Un visage d’ange, un nez tout retroussé, des joues à bisous. Un prénom qui n’a pas plu à tout le monde, mais qu’importe, elle le portait si bien, déjà avec son petit caractère. Une semaine après sa naissance, une semaine tout pile, on sait ce qui arriva. Des hommes déshumanisés ont pénétré dans les locaux de Charlie Hebdo et ont froidement assassiné 12 personnes. Un élan incroyable s’est tout de suite fait sentir en France et dans le monde, et des pancartes « Je suis Charlie » ont fleuri partout. Moi aussi, j’ai changé ma photo de profil Facebook pour afficher ce message.

Mais mon bébé, mon tout petit bébé, n’a pas mérité ça. Elle qui était si belle avec un prénom si beau ne méritait pas cette atmosphère funèbre. Un tel paradoxe. Mon regard passait de mon bébé à la télé, de la vie à la mort, et la vie et la mort avaient alors le même nom. Pendant plusieurs semaines, il m’a été difficile de l’appeler par son prénom. Poupette, le nom qu’on lui donnait quand j’étais enceinte et que son prénom était encore secret, est resté. Je ne voulais surtout pas qu’on puisse penser qu’elle s’appelait Charlie en « hommage » aux attentats.

Oui, apparemment, certains pensent qu’on peut nommer son enfant en hommage à des attentats. Je connais quelqu’un qui a appelé sa fille, née en août 2015, Charlie, car elle aimait ce prénom et ne voulait pas y renoncer. On lui demande souvent si elle a choisi ce prénom en référence à Charlie Hebdo. Mais qui pourrait donner à son enfant le prénom d’un carnage ? Il paraît que le prénom Charlie, en forte progression en 2014, a chuté de moitié en 2015. Je ne peux que le comprendre…

Souvent, on y pense. Qu’aurait-on fait, si elle était née le 7, ou même le 8 janvier ? Je pense qu’on aurait renoncé. On n’a tout de même pas pensé à le modifier après. Mais il a fallu se réapproprier ce prénom. Le dire et le redire. Le faire sonner. Se reprendre à l’aimer.

Encore aujourd’hui, quand je dis que ma fille Charlie a deux ans, j’entends les gens compter dans leur tête. Demander sa date de naissance. Il va falloir faire avec. Je pense que toute sa vie on apparentera désormais son prénom à cet événement funèbre. Seulement, la prochaine fois que vous rencontrerez un enfant qui s’appelle Charlie, pensez aussi à Charlie Chaplin, pensez aussi à Roald Dahl, pensez aussi à Tim Burton.

Et cependant, on n’oubliera jamais ceux qui faisaient Charlie Hebdo, et ce que représente Charlie Hebdo. Même deux ans après, même dix ans, vingt ans, mille ans après.